Chemin des sorcières & le joyeux Barantan
Extrait du : “Le véritable MESSAGER BOITEUX de NEUCHATEL, pour l’an de grâce 1886”
par : inconnu
Dans ce fortuné coin de terre qu’on nomme la Béroche, chaque maison ou plutôt chaque famille a sa légende particulière à raconter. Malheureusement, comme on n’y croit plus, on ne s’occupe guère de les conserver et il est probable qu’elles finiront bientôt par tomber dans un oubli complet. Il est cependant très intéressant d’étudier ces vieilles traditions et d’examiner un peu les idées parfois très originales de nos ancêtres.
Sur la route qui conduit de Fresens à Saint-Aubin, à dix minutes environ de ce dernier village, débouche un sentier rapide et creux, bordé de chaque côté par de hauts buissons d’aubépine. C’est là tout ce qui reste d’une ancienne voie romaine1 conduisant à la station lacustre de Port-Conti2. Ce mystérieux sentier jouit d’une fort mauvaise réputation et de temps immémorial le peuple bérochau lui a donné le nom de « chemin des sorcières ». C’est par là, disait-on, que les mauvais esprits se rendaient à la Youkke3 qui avait lieu tout près de Port-Conti.
Mais d’abord, direz-vous, qu’était-ce que la Youkke ? Voici : on désignait sous ce nom une assemblée mystérieuse ayant lieu tous les mois, dans la nuit du premier samedi au dimanche. Elle se composait de tous les êtres, pour la plupart malfaisants, qu’on appelait les lutins, les follets, les vira-bouèna (déplace-bornes) et les sorciers et les sorcières, fort nombreux à la Béroche. Quand le couvre-feu avait sonné au château de Vaumarcus, on voyait ou plutôt on entendait passer dans les airs ces cohortes malfaisantes, chevauchant sur le traditionnel manche à balai, compagnon inséparables des sorciers. On ne sait pas bien ce qui se passait dans ces ténébreuses assemblées; les sorciers et les mèges disaient qu’on y célébrait des festins dignes de Gargantua et des rites à faire dresser les cheveux sur la tête. Aujourd’hui, à la Béroche, on traite ces légendes de fables, et avec raison mais, chose étrange ! on évite autant que possible de passer de nuit par le chemin des sorcières; peut-être est-ce crainte de partager le sort du joyeux Barantan.
Le joyeux Barantan, comme on l’avait surnommé à la Béroche, était le seul fils d’un riche paysan de Fresens qui ne voyait rien au-dessus de ses champs de blé et de colza. Ce brave homme ne savait ni lire ni écrire et faisait une croix pour toute signature; en revanche, il calculait fort bien, de tête, cela va sans dire. Sa femme n’était guère plus lettrée et encore moins intelligente : ainsi on raconte qu’elle avait couru après un lièvre, une poignée de sel dans son tablier, en lui criant de toutes ses forces: «Viens vite, viens, petit! ». Mais le petit n’avait pas jugé à propos de se rendre à cette aimable invitation, et la bonne femme en avait été quitte pour sa peine.
Avec de tels parents, on comprend que Barantan ne reçut pas une éducation très distinguée; son père l’envoya pourtant régulièrement à l’école, c’est-à-dire pendant trois mois en hiver et pas du tout en été. Déjà alors, Barantan était un type de franc mauvais sujet. Il dut même passer en Consistoire4 pour avoir dit au ministre de Saint-Aubin qu’il pourrait faire la seule chose qui est impossible à Dieu, c’est-à-dire tirer son chapeau à plus grand que lui…
A l’âge de dix-huit ans, son père l’envoya au fin fond des Allemagnes5, aux environs d’Anet6; là, il apprit l’allemand en gardant les oies. A son retour, son père étant mort, il se trouva seul maître du domaine paternel, qu’il vendit bientôt, et se plongea dans la plus affreuse débauche.
La punition ne se fit pas attendre, et, un soir qu’il remontait de Saint-Aubin à Fresens après des libations7 encore plus larges que de coutume, le joyeux Barantan fut enlevé par sept sorcières qui l’emportèrent on ne sut jamais où. Des paysans attardés entendirent retentir dans la nuit des cris de détresse, mêlés aux éclats de rire diaboliques des sorcières. Mais là ne se borna pas son châtiment, car Barantan, ou plutôt son ombre, revint longtemps épouvanter les Bérochaux.
- Voie romaine : Vy d’Etra ↩︎
- Port Conty : Article dans le dictionnaire historique de la Suisse ↩︎
- Article : La Youkke et les sorcières neuchâteloises ↩︎
- Consistoire : Dans la Suisse protestante francophone, il a été utilisé dès la Réforme pour les tribunaux de mœurs ↩︎
- Allemagnes : Cantons alémaniques ↩︎
- Anet : nom romand du village de Ins (canton de Berne, région du Seeland) ↩︎
- Libations : boire abondamment ↩︎

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