Légendes du château de Vaumarcus
Extrait du : “Le véritable MESSAGER BOITEUX de NEUCHATEL, pour l’an de grâce 1886”
par : une élève de l’Ecole supérieure des demoiselles, à Neuchâtel1
C’est au temps de Jehan III, sire de Vaumarcus2, qu’apparut pour la première fois le malicieux servant, que de nos jours encore les vieilles gens désignent sous le nom de Folaton. Qui était-il ? D’où venait-il ? C’est ce que personne ne saurait dire, puisqu’il ne lui a jamais plu de le révéler à âme qui vive. Cet être mystérieux se plaisait à jouer les plus vilains tours aux valets du château, et lorsqu’il les avait mis dans un embarras quelconque, personne ne pouvait les en tirer que le baron, leur maître, ou la baronne, qui était alors très haute et très noble dame Marguerite de Laviron.
Le Follaton surveillait les biens du baron avec un soin tout particulier. Impossible aux domestiques de tromper leur maître, de quelque manière qu’ils s’y prissent. Quoi qu’ils fissent, le Follaton les surveillait, prêt à les châtier d’importance pour la moindre indélicatesse.
Chacun, à la Béroche, sait l’histoire de cette jeune servante envoyée au fruitier pour y chercher des noix, voulut remettre la main dans l’arche3 lorsque son panier fut plein; l’impitoyable lutin lui fit perdre l’équilibre et elle se trouva, en un clin d’oeil, la tête dans les noix. La baronne, ne voyant pas revenir la servante, envoya un valet à sa recherche. Celui-ci, en entrant dans le fruitier, entendit un bruit singulier, comme ferait quelqu’un qui roulerait en riant. Il voulut retirer la pauvre fille qui était toujours dans l’arche, mais il ne put y parvenir, et force lui fut d’aller chercher la baronne, qui délivra enfin la malheureuse à demi morte de terreur.
Une autre fois, certain cocher désirant faire connaissance avec les bouteilles de son maître, descendit à la cave lorsque tout le monde fut couché. Mais arrivé au bas des escaliers, un souffle mystérieux éteignit sa lumière; trois fois il la ralluma et les trois fois elle fut éteinte. A la fin, il prend le parti d’aller sans lumière et s’avance bravement dans le passage obscur, formé par les rangées de tonneaux, orgueil du baron. Arrivé devant le cellier, il allonge le bras pour prendre une des fameuses bouteilles, objet de sa convoitise; mais aussitôt il se sent serré à la gorge par une main de fer, tandis qu’un poids énorme s’abat sur ses épaules. Haletant, à demi étouffé, il recommande son âme à Dieu. Point de changement ! Il implore la Vierge et les saints, le poids devient plus lourd et la strangulation s’accentue encore davantage ! Alors écrasé, étranglé, mourant, il parvient à hurler : « Que le diable t’emporte !». O bonheur inespéré ! la main le lâche, le poids est enlevé, et notre valet, sans même regarder les bouteilles, s’enfuit de toute la vitesse de ses jambes.
Un tour favori du lutin consistait attacher deux boeufs dans le même lien ou à lier les chevaux à la crèche par une jambe; c’était lui qui sonnait la cloche du dîner au milieu de la nuit, dans le seul but d’effrayer les gens ; il agitait le lierre des hautes tourelles et les arbres du jardin, poursuivait les souris derrière les boiseries en leur faisant pousser des cris affreux, tirait les oreilles du malheureux chat endormi au coin du foyer; on n’en finirait pas si l’on voulait énumérer tous ses méfaits.
Mais, comme les mortels qu’il se plaisait à tourmenter, le Follaton avait aussi ses moments de bonne humeur: alors tout se faisait comme par enchantement; il allumait le feu et préparait le déjeûner avant même que la cuisinière fût levée, mettait tout en ordre dans le manoir, au grand ébahissement des valets, qui bénissaient leur mystérieux auxiliaire.
Plus tard, le Follaton disparut sans laisser de traces et l’on put croire que le noble castel serait désormais tranquille. Mais il n’en fut rien, car c’est alors qu’apparut l’ombre sinistre du meunier de la Vaux. Ce meunier s’était établi dans le ravin escarpé où coule le ruisseau du Pont-Porret et que domine le château de Vaumarcus. Au métier peu honorable de voleur de farine, ce bandit ajoutait encore celui de pirate; voguant dans son petit bateau noir, il allait dévaliser les marchands qui venaient de nuit du marché d’Estavayer. Un beau jour, il fut surpris en flagrant délit de piraterie, jugé et pendu par l’exécuteur des hautes oeuvres venu exprès de Neuchàtel. Son âme, tourmentée sans doute, et ne pouvant trouver du repos, fut condamnée à errer dans la combe et autour du château où elle faisait parfois le plus affreux vacarme. Mais, comme tout change ici-bas le meunier finit par disparaitre et fit place à un personnage non moins lugubre, dont le souvenir s’est conservé chez le peuple bérochau, et qu’on appelait le Procureur.
Voici l’histoire :
Un certain procureur s’était considérablement enrichi à force de vols et d’avarice; il avait acheté des prés et des bois dans le territoire de Fresens et presque toutes les vignes appelées aujourd’hui La Vaux lui appartenaient. Un jour qu’il contemplait avec orgueil son fertile domaine, perché sur la roche appelée Pertuis-Collia, la motte de terre sur laquelle il était posté s’écroula et messire procureur fut précipité dans le ravin. On l’en retira mort et il fut enseveli avec de grands honneurs, mais sans regrets. En punition de ses fautes, son âme fut condamnée à parcourir sans relâche son ancien domaine et à courir tous les soirs à minuit depuis Vaumarcus jusqu’à Provence. C’est dans ces courses effrénées qu’on le rencontre quelques fois; il était de très haute taille, portait des chausses bleues, des bas noirs et des souliers à boucles luisantes ; son manteau, couleur de feu, flottait au vent, sa grande épée pendait â son côté et sa tête était couverte d’un tricorne orné de deux grandes plumes vertes.
Il allait souvent tourmenter un de ses descendants, honnête paysan de Provence. Celui-ci, pour se débarrasser de cet hôte incommode, alla trouver messire Bart, un mège4 fort renommé à la Béroche. Mais le mège eut beau faire des enchantements avec toutes les herbes de la Saint-Jean5, il ne put expulser l’ombre qui s’était impudemment juchée sur un tonneau dans la cave de son petit-fils. A bout de ressources, le paysan s’adressa à un Jésuite qui, moyennant un salaire raisonnable, s’engagea à purger la maison. Il s’enferma dans la cave et y resta deux heures entières, seul et sans lumière. Après quoi il appela son hôte et lui remit le procureur lié dans un sac, en ordonnant de le jeter à l’heure même dans le Creux-du-Van.
Mais personne dans la commune ne voulait se charger d’un si incommode fardeau ; surtout c’était de nuit. A la fin, pourtant, un pauvre tailleur, gagné par un beau louis d’or, mit l’esprit sur son dos dans une hotte et, ainsi lesté, commença allègrement son voyage nocturne. Tout alla bien tant qu’il fut sur la route, mais une fois dans les bois ce fut bien autre chose : le malheureux tailleur se vit poursuivi successivement par un renard, un hibou et une chouette. Dix fois il tomba dans les épines ou du haut des rochers ; une sueur froide couvrait son visage, ses dents claquaient et ses cheveux se hérissaient tant il avait peur. Au bout de deux mortelles heures de marche et de culbutes affreuses, notre tailleur arrive enfin au bord de l’immense paroi de rochers qui forme le Creux-du-Van; il se penche en avant et y lance la hotte et son contenu en poussant un cri de satisfaction. Dès lors, on n’entendit plus jamais le tapage du Procureur.
Mais le plus populaire des lutins bérochaux, c’est sans contredit le grand Chasseur du Crochet, ombre d’un certain François Rognon, intendant du baron de Vaumarcus et propriétaire d’une ferme appelée “le Crochet”. Cet homme était non seulement grand et fervent adepte de Saint-Hubert6, mais il se plaisait surtout à torturer les malheureux animaux qu’il parvenait à prendre vivants. On racontait de lui, entre autres énormités, qu’il avait écorché un renard tout vif et l’avait ensuite précipité dans le “Creux de la glace” pour le punir de lui avoir volé une poule. Comme le procureur, il fut condamné à errer après sa mort depuis le bord du lac au sommet du mont Aubert eu appelant ses chiens de chasse; cette condamnation n’améliora pas son esprit pervers, car son plus grand plaisir est de faire du mal à tous ceux que le hasard place sur son chemin.
Il parait toutefois, disent les vieilles gens, que sa peine a été adoucie, car on ne l’entend plus qu’à de rares intervalles; aussi n’y ajoute-t-on pas grande confiance; seules, quelques bonnes vieilles grand’mères y croient encore sérieusement et racontent son histoire aux jeunes gens pendant les longues soirées d’hiver. Ils rient, les juvenceaux, au risque de scandaliser la bonne vieille qui déplore l’incrédulité du temps présent et leur souhaite, pour les punir, de se trouver une fois aux prises avec le grand Chasseur.
- “Les pages qu’on va lire ne sont autre chose que deux compositions écrites par une élève de l’Ecole supérieure des demoiselles, à Neuchâtel. Cette jeune fille, morte le printemps dernier, avait une tendre affection pour la Béroche, où elle était née: elle s’était plu à recueillir quelques-unes des traditions et des légendes qui ont fleuri au bon vieux temps dans ce charmant coin de pays. On a bien voulu nous autoriser à reproduire ici ces pages : outre qu’elles sont écrites d’une plume alerte, elles offriront certainement de l’intérêt aux lecteurs neuchâtelois.” ↩︎
- Liste des seigneurs de Vaumarcus ↩︎
- Arche : Anse de panier. ↩︎
- Mège : Personne exerçant l’activité de médecin, ou plus généralement de guérisseur. ↩︎
- Les herbes de la Saint-Jean désignent principalement le Millepertuis perforé (Hypericum perforatum), cueilli autour du solstice d’été (24 juin) pour ses vertus médicinales (antidépresseur, cicatrisant) et magiques (éloigner les mauvais esprits), mais aussi un bouquet de plusieurs plantes porte-bonheur comme le noyer, l’immortelle et l’orpin. ↩︎
- Saint-Hubert : Patron des chasseurs, des forestiers et des chiens. ↩︎

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